Je réfléchis avec mon Crayon
Berberian : Comment as-tu compris que le dessin allait devenir quelque chose d’important pour toi ? Comment étais-tu perçu en classe ? A l’école, pour nous, il y avait le premier de la classe, celui qui courrait vite… et le dessinateur, qui était considéré comme un extra-terrestre.
Swarte : J’occupais cette position de celui fort en dessin. Souvent des élèves me demandaient de leur faire des dessins dans leurs carnets, mais je ne savais pas que cela pouvait être une profession. Dans les revues, à la maison, on ne voyait jamais apparaître les noms des dessinateurs ou des illustrateurs. Mes parents m’ont poussé dans la direction du dessin industriel parce que j’aimais la technique, les sports automobile, le vélo, et le dessin ! Plus tard, à la fin des années 60, les choses ont changé, surtout grâce à Crumb. On ne disait pas que l’on achetait le dernier Mister Natural, mais que l’on achetait le dernier Crumb. Avec Willem, c’est devenu la même chose. J’ai pris conscience de la notion d’auteur/ dessinateur à ce moment-là, et j’ai compris qu’il était possible de tout raconter à travers le dessin, que ce métier n’était pas uniquement fait de commandes.
Berberian : Il y a beaucoup de confusion au sujet du métier d’illustrateur. Pour beaucoup, l’illustration n’existe pas par elle même, elle est là pour illustrer un passage d’un texte.
Dupuy : Nos parents espéraient que l’image serait une porte d’entrée vers la lecture de textes. La lecture d’images n’était pas censée être une fin en soi. C’est à ce niveau que s’est créée la différence entre illustrateur et dessinateur.
Swarte : C’est exactement cela. Il y a des univers immédiatement identifiables chez les dessinateurs.
Dupuy : Et puis le dessin a aussi une culture de préparation, le dessin existe sans finalité en lui-même.
Swarte : Oui, quand je commence à dessiner, je réfléchis avec mon crayon, je cherche des métaphores, je tourne autour d’une idée, mais réfléchir sans un crayon, c’est très dur.
Berberian : Il existe deux méthodes. Je n’arrive pas à comprendre la première qui consiste à chercher une illustration avec des mots…
Swarte : Il m’arrive de procéder comme cela…C’est une question d’analyse de texte. Il s’agit d’interpréter les écrits et de s’inspirer du texte plus que de l’illustrer.
La chanson “Appellation contrôlée”
Berberian : Joost, on retrouve souvent dans ton travail une approche différente à chaque fois, que cela soit pour un nouveau livre ou pour un CD…. C’est une approche intentionnelle ? Quand on écoute la musique de Fay Lovsky par exemple, il y a à la fois quelque chose de traditionnel et de très ludique, et ton travail par rapport à sa musique est un travail d’intervention autour de ce qu’elle fait, non ?
Swarte : Personne ne nous avait demandé de faire ce disque, nous l’avons donc réalisé dans les meilleures conditions possibles. Elle admirait mes dessins et moi ses chansons, il nous a semblé normal de travailler ensemble. Fay a pris des sujets dans mes livres et pendant un mois chaque samedi, deux chansons arrivaient par la poste. Ensuite, je me suis attelé à la pochette. Et nous nous en sommes finalement bien sortis. Deux ans plus tard, Jean-Pierre Coffe a souhaité utiliser la chanson “Appellation contrôlée” sur France 2, et le projet a fini par être rentable grâce à ça. Il est bien agréable de commencer quelque chose sans but précis qui finisse tout de même par déboucher sur de belles surprises.
Dupuy : Nos recherches personnelles trouvent souvent un débouché à l’extérieur. Aujourd’hui, le dessinateur peut être à l’origine du livre, de chez lui, plutôt que de répondre à une commande.
Berberian : C’est ce qui s’est passé pour les magasins Nicolas. Tout a commencé avec un portfolio comprenant une image où l’on voit des gens qui boivent du vin. Chez Nicolas, chaque année, ils demandent à un illustrateur, graphiste ou peintre, de faire leur catalogue et nous l’ont proposé. Et le patron de Nicolas nous a commandé des affiches pendant trois ans ! Tout était parti d’une envie, d’un dessin que l’on avait fait pour se faire plaisir. Nous sommes là pour nourrir les yeux, tant les nôtres que ceux des autres. Si cela ne nous plait pas à nous, il y a très peu de chance que cela plaise aux autres. Cela se tient, cette démarche de plaisir !
Du plaisir d’inventer
Swarte : Au niveau du plaisir d’inventer, je préfère faire du papier peint que des affiches. On m’a demandé à Haarlem de faire des affiches pour plusieurs théâtres qui voulaient présenter leurs programmes. Je leur ai répondu que si je faisais une affiche pour leur festival, ce serait une affiche de plus à coté des autres. Je leur ai donc proposé quelque chose de différent, un papier peint qui pourrait être mis dans la ville comme dans les théâtres, sur lesquels on pourrait coller d’autres informations. L’idée m’était venue des motifs des tissus Burberry. Leurs trames sont fantastiques.
Berberian : Ce qu’il y a d’intéressant dans ton approche de l’affiche, de surface immédiatement repérable grâce à ton utilisation de couleurs vives sur laquelle on va pouvoir placarder d’autres choses, c’est que c’est celle de quelqu’un qui a l’oeil, qui visuellement est pointu, qui lui fait penser que la hiérarchie de l’affiche du festival et de ses spectacles peut ne pas se faire uniquement par la taille, mais en intégrant le festival comme cadre. C’est vraiment remarquable parce que c’est une idée complètement visuelle.
Swarte : J’aimais l’idée de quadriller la ville. Et puis de temps en temps par contre, j’ai besoin d’intégrer directement du texte dans mes images. Parfois, je glisse des petits mots ou concepts qui vont me pousser dans de nouvelles directions. Pour trouver de nouvelles voies dans ma tête, j’utilise des mots qui concentrent les idées, puis vient le crayon, tout se débloque en dessinant. C’est pour cela aussi que la deadline est importante, parce que dans un délai imparti, l’œil est obligé de juger rapidement. Une décision doit être prise.
Berberian : Dans une composition couleur, dessin, typo sont mis sur le même plan. C’est ce qui nous intéresse chez les affichistes où même la signature ou la marque font partie de l’image.
Swarte : J’ai souvent fait ça pour Humo à Bruxelles. Comme je n’aimais pas leur logo, je le refaisais à ma sauce, pour me faire plaisir avec une typo qui m’intéressait.
Berberian : On se retrouve parfois à faire des couvertures de livres sans avoir son mot à dire sur des typos, et c’est souvent catastrophique. Nous demandons aujourd’hui à le faire nous même, à ce que l’on nous laisse plus de liberté sur les projets, mais cela sort de l’ordinaire, nous nous rendons bien compte que ce n’est pas dans la tradition.
Swarte : Si cette tradition n’existe pas, c’est aussi parce que beaucoup d’artistes ne s’y intéressent pas !
Il faut tout penser avant
Berberian : Et puis techniquement, les choses ont changé. Sans les techniques d’aujourd’hui, cela devait être bien plus compliqué. Comment faisais-tu toi par exemple, pour caler tes couleurs ?
Swarte : Grâce aux couleurs Pantone ! On se basait uniquement là-dessus. Si je me souviens bien, pour les premières affiches que j’ai réalisées, je me suis inspiré des reproductions de bandes dessinées, en bleu et orange par exemple, que j’avais trouvées dans le Penguin Book of Comics. C’est ce type de couleurs primitives qui m’intéressait. Je sais qu’en France, il existait des Mickeys en bichromie verte/orange, et cela m’avait beaucoup frappé. Pour le reste c’est l’expérience qui joue.
Berberian : L’ordinateur offre des solutions trop faciles dans lesquelles tout le monde tombe.
Swarte : Il faut tout penser avant et imaginer l’environnement du dessin. Par exemple, j’ai fait une affiche dans des tons qui étaient très effacés. Il y avait un gris à 40%, un bleu léger… Tout le contraire de ce que l’on attend d’une affiche qui doit frapper les gens ! Mais au milieu d’énormément d’affiches agressives, la mienne contrastait justement grâce à des tons doux. Pour les couleurs, je ne sais plus comment j’y étais arrivé.
Dupuy : Les gens isolent les couleurs, ils ne parviennent pas à voir les images dans leur totalité. Il parait même qu’il y a des couleurs “jeunes” et des couleurs “vieilles” !
Berberian : Il ne faut pas oublier que l’on s’adresse à des gens qui ne font pas confiance à leur propre œil. Ceux qui nous commandent des dessins attendent qu’on leur explique pour quelles raisons c’est beau ou non.
Swarte : C’est une question de langage, ils n’ont pas forcément appris à parler la langue de l’image.
Berberian : Joost, il y a dans ton travail à la fois une cohérence et une diversité ahurissante, comme si tu te posais les mêmes questions face à une feuille blanche, mais en inventant des solutions différentes à chaque fois, avec un regard différent à chaque époque.
Swarte : Oui, je déteste faire deux fois la même chose !
Transcription par Ronan Lancelot d’une conversation à trois entre Charles Berberian, Philippe Dupuy et Joost Swarte, dans son atelier à Haarlem le 30 juin 2004