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Emile Bravo, l’écrivain de la ligne claire

Son nom sonne comme un pseudo des années 1980. Émile Bravo… et mille bravos ! C’est pourtant son vrai nom. D’origine espagnole, il a mille fois raconté l’histoire de son père fuyant la dictature de Franco refaisant sa vie en France avec une Espagnole rencontrée à Paris où leur fils est né un jour de 1964. C’est un enfant curieux que l’on destine à une filière scientifique et technique puisqu’il décroche son Bac E. Les sciences l’intéressent effectivement.
Mais les fées penchées sur son berceau se crêpent le chignon… Contre toute attente, après le bac, il choisit… une carrière artistique. Il faut dire qu’il a une autre passion : la BD. Nourri de tous les classiques, il amuse ses camarades depuis sa tendre enfance avec des petites histoires dessinées sans savoir que c’est un véritable métier.
C’est d’ailleurs un de ses amis, à la fin de l’adolescence, qui lui suggère une évidence : prendre cette voie. Les écoles d’arts dédaignent la bande dessinée, il devient autodidacte en se disant qu’il n’existe pas d’école de roman car c’est avant tout le récit qui l’enthousiasme. Ce sont les grands conteurs qui ont inspiré sa jeunesse, Hergé, Franquin, Goscinny, Peyo puis Pratt, Moebius, Tardi… Ses débuts sont influencés par la très hype “Ligne claire” que Joost Swarte théorise. Ses premiers travaux ressemblent à du Chaland mâtiné de Vandersteen, ou encore à du Franquin mêlé d’Hubinon. Il cherche son écriture graphique.
Le carton à dessin sous le bras, Bravo frappe aux portes de nombreuses maisons d’édition, sans trop de succès, il s’étonne de constater que la plupart des éditeurs, ne jugeant que le dessin, ne lisent pas les histoires qu’il leur soumet… Sans se décourager, il devient maquettiste de presse ce qui lui laisse du temps pour affiner son outil, le dessin. Il passe ensuite à l’illustration publicitaire sans abandonner son objectif, la bande dessinée. En collaboration avec son vieil ami Jean Regnaud, il publie son premier album dans la collection Atomium des éditions Magic Strip : Ivoire (1990), la maison belge qui publie Yves Chaland, Serge Clerc, Dupuy et Berberian, Daniel Torrès… Une consécration ?
Pas encore, Magic Strip sombre… Les deux compères ne se découragent pas et créent Les Véritables Aventures d’Aleksis Strogonoff (1993) qu’ils proposent aux éditions Dargaud.

L’émergence d’une nouvelle génération de créateurs
Une perspective nouvelle qui amène Bravo à faire atelier avec quelques-uns des futurs grands noms de cette génération montante. En 1992, Lewis Trondheim lui propose une place à l’atelier Nawak qu’il partage, entre autres, avec David B. Le tout jeune Christophe Blain vient de s’y installer, puis arrive Joann Sfar et ensuite Emmanuel Guibert. Ces derniers débutent dans la bande dessinée, une émulation collective très positive prend forme au sein du groupe, les esprits se libèrent et de grands auteurs se dévoilent. C’est cette même équipe qui fera souche trois ans plus tard dans un nouvel espace : l’Atelier des Vosges, où viendront les rejoindre Marjane Satrapi et Marc Boutavant. C’est là qu’Émile Bravo, stimulé par cette vision décomplexée de la bd, se lance dans la bande dessinée destinée à la jeunesse qui lui semble en friche.
Un must de la BD jeunesse
Inspiré par les auteurs de ses premières lectures, il crée Les Épatantes Aventures de Jules toujours pour Dargaud, dont il signe seul le scénario. On y retrouve son goût pour les sciences et ses questionnements existentiels cultivés depuis sa prime enfance. C’est un OVNI de la production jeunesse : non seulement il traite de sujets graves comme la mort, la religion, le clonage, le rapport entre le politique et le système capitaliste mais surtout, toujours à partir de la cellule familiale de son héros, il jette progressivement un regard incisif sur l’environnement social de la planète, sa biosphère, s’adressant aux enfants pour les aider à prendre conscience du monde dans lequel ils évoluent sans les infantiliser ni les traumatiser. C’est un must du genre qui reçoit le Prix Goscinny du meilleur scénario en 2001.
L’exploration de l’enfance se fait aussi vers les plus jeunes. Sa série Les Sept Ours nains (Le Seuil Jeunesse, 2004) destinée aux primolecteurs, revisite les contes de fées de façon loufoque. Publiée dans un format oblong, bardé de récitatifs racontés sur le mode du conte, le récit s’amuse des clichés de la littérature jeunesse. Loin d’infantiliser le lecteur, il l’aide, grâce à ses personnages à la fois tendres et amusants, à prendre de la distance avec les représentations. Recevant plusieurs prix en jeunesse, la série fait l’objet d’une adaptation en dessins animés sur Netflix.


Une nouvelle collaboration avec Jean Regnaud, Ma maman est en Amérique, elle a rencontré Buffalo Bill (2007, Gallimard Jeunesse), opère dans le même registre de l’imaginaire. Multiprimé (première bande dessinée à obtenir le prix de littérature jeunesse à la foire du livre de Francfort), cette histoire autobiographique écrite par Regnaud, contribue à la notoriété de Bravo, gardant la même ligne que pour Jules ou Les Sept Ours nains : en offrant plusieurs niveaux de lecture, on s’adresse à l’intelligence du jeune lecteur comme à celle de l’adulte, comme le faisaient avant eux les albums de Tintin, des Schtroumpfs ou ceux de René Goscinny.
Dans la lignée d’Art Spiegelman et de Maus
C’est évidemment la voie qu’il choisit quand on lui demande d’exploiter sa vision personnelle de l’univers de Spirou et Fantasio. Il n’a pas de raison de refuser. N’avait-il pas, quelques temps auparavant, proposé de reprendre Blake & Mortimer avec son complice Joann Sfar ?
Quand il se lance dans l’écriture du Journal d’un ingénu (Dupuis, 2008), le personnage de Spirou créé en 1938 par le Français Robert Velter était passé par de multiples mains, plus ou moins inspirées voire géniales, comme celles de Jijé et de Franquin, plus ou moins respectueuses comme celles de Tome & Janry, plus ou moins serviles. En plaçant son héros en 1938, en expliquant la genèse du héros, en le rendant amoureux, il brise le carcan de la référence initiale. Le succès est immense, l’album est célébré jusqu’à Angoulême. Sa suite en quatre volumes, Spirou : L’Espoir malgré tout, est qualifiée, à l’occasion d’une grande exposition qui lui est consacrée au Mémorial de la Shoah de Paris comme “la bande dessinée la plus importante sur la Shoah depuis le Maus d’Art Spiegelman”.

Ce qui est frappant, c’est qu’Émile Bravo n’a pas dû forcer son trait pour reprendre les aventures du groom. Le Spirou de Bravo reste du Bravo, dans la lignée de sa production précédente. Est-ce graphiquement une Ligne claire ? Peut-être pas… Quand vous regardez de près son trait, il vibre! C’est l’influence de l’Atelier des Vosges, la manifestation d’une liberté trouvée. Il y a une part de l’Underground dans le dessin d’Émile Bravo. Et s’il s’obstine à employer les codes d’un Hergé, d’un Franquin ou d’un Chaland, c’est simplement parce qu’au delà de la sobriété esthétique, ils sont évidents, efficaces et accessibles pour raconter des histoires comme l’est une typographie familière. “Dans mon crayonné de découpage, il y a tout, martèle-t-il dans les interviews : une histoire complète avec dialogues, attitudes et expressions des personnages. Le reste, c’est de l’artisanat. En fait, l’art dans la bande dessinée, il est là. Dans la création, dans l’écriture.
Le reste, c’est de la technique… Et pour la clarté, elle est dans le propos !”
DIDIER PASAMONIK